Migrations
18 novembre 20234 minutes
Je suis fatiguée, le voyage a été long. Mais voilà que je reconnais le village avec ses maisons à colombages. En trois coups d'aile, je rejoins ma cheminée. Dans la cour deux petites filles ravies crient, appellent et me montrent du doigt ! Je me sens accueillie. Je replie mes ailes et inspecte le nid : peu de dégâts depuis mon départ, j'en suis bien contente. Dans les jours qui suivent, je consolide de ci de là, tout en guettant l'arrivée de mon compagnon. Toujours il arrive après moi et toujours il craquète à n'en plus finir. Toujours il a un petit cadeau : une grenouille, du duvet ou une belle brindille. Que j'aime l'Alsace au printemps ! Les habitants sont bienveillants, des lacs et des mares sont entretenus rien que pour nous ! J'ai accepté de me laisser baguer, il y a cinq ans et je ne le regrette pas. Désormais je suis attendue, répertoriée. J'ai même vu mon voyage tracé sur ce qu'ils appellent une carte. Ils sont tout émerveillés parce que mon trajet est identique d'une année sur l'autre. Evidemment ! Depuis la première fois où j'ai quitté l'Alsace pour la Grèce, je connais chaque prairie où me poser, chaque point d'eau où me désaltérer ! Mon compagnon n'est pas bagué et ne le veut absolument pas. Chaque année quand mes amis humains escaladent le toit pour baguer nos cigogneaux, il gesticule et craquète jusqu'à ce que vexé, il s'éloigne enfin. Alors que je vais juste me poser sur la cheminée la plus proche et me contente de les observer. Jamais ils n'ont blessé mes bébés : je leur fais confiance. L'été est passé à toute vitesse. Les enfants savent voler et nous avons été copieusement photographiés. Les premiers frimas s'annoncent, il est temps de repartir. Me revoici un an après. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé ici pendant l'hiver mais nombre d'arbres sont tombés. Les points d'eau disparaissent sous les débris. Beaucoup de mares sont troubles. De mon nid, il ne reste que quelques traces. Dans cette région bénie, les petites filles m'ont préparé des petits tas de branches et de brindilles. Ces ressources ont été repérées par les autres cigognes dont le nid aussi est détruit. Pas de dispute cependant, l'une après l'autre nous prélevons une branche ou brindille et allons la placer dans le nid avant de venir en chercher une autre. Mon compagnon, toujours méfiant vis à vis des humains est allé chercher en rase campagne de quoi compléter notre nid. Nous avons réussi un bel objet mais je n'ai pu pondre qu'un seul œuf. Il faut bien sûr que je me remplume avant la migration, hélas aux dépends du bébé. Au moment du départ, l'oiselet a encore du duvet et n'est pas capable de voler. Mon compagnon est déjà parti, je suis restée, l'une des dernières et je suis très nerveuse, je ne peux retarder encore mon envol mais comment abandonner mon petit ? Mes amis bagueurs s'en sont aperçus et sont venus le chercher, je les ai suivi jusqu'à ce qu'il le mette dans une cage immense avec abreuvoirs, mangeoires et camarades ! Soulagée, je pique vers le sud à tire d'aile. Encore une année passée, mon nid est intact et la nature a effacé les dégâts de l'année passée. J'entends le chant réjouissant des grenouilles, annonçant les festins à venir. Une à deux semaines après mon arrivée, toujours pas de compagnon. Sans progéniture, j'ai plus de temps pour explorer les environs mais je suis jalouse de tous ces œufs qui éclosent ! Cette fois-ci personne n'est monté sur le toit : pas de bébé à baguer. Je souffre, je suis blessée. J'ai pris mon itinéraire habituel mais en survolant l'Ukraine, plus de champs à perte de vue ou de coquets petits villages : des ruines, des champs brûlés, des gens affamés qui pourraient s'en prendre à nous ! Qui nous ont tiré dessus ! Mon aile gauche est touchée, l'aile droite fatigue et me dévie de ma trajectoire. Je faiblis et me pose de plus en plus souvent sur les poteaux régulièrement espacés le long des routes. Je sens que je n'atteindrai pas mon nid. Pourtant l'air est doux, les nids que je rencontre sont remplis et mes congénères m'encouragent en craquetant à qui mieux mieux. Je n'y arrive plus et m'écrase lamentablement à côté du poteau que je visais. A la limite de l'évanouissement, j'entends un crissement de pneus, des exclamations étonnées. Je sens qu'on me touche, les dernières paroles qui me parviennent sont : "Regarde, elle est baguée, il y a un numéro à appeler".