La vie d'un œuf

12 avril 20253 minutes

Me voici, bien au chaud sous un amas de plumes, de temps en temps un courant d'air rapide me fait osciller et prendre conscience que je ne suis pas seul. Il me semble que nous sommes trois, posés sur des brindilles rêches. Même quand le duvet tiède ne me recouvre pas, la température reste élevée et l'air est sec. Je sens que je me modifie lentement. Parfois j'entends des bruissements d'ailes et des "tap tap" que j'identifie comme des pas effectués par de grands pieds plats. Par deux fois, alors que je sentais l'air du désert autour de moi, j'ai entendu des pas furtifs et senti une odeur sauvage, dangereuse. A chaque fois une cavalcade de ces fameux pieds plats et des cris agressifs mettaient l'animal inquiétant en fuite. Et puis un jour tout a changé. J'étais blotti sous les plumes quand un bruit de tonnerre a retenti... à plusieurs reprises. Des fuites de pieds plats accompagnés de cris éperdus, un silence et les premiers mots entendus :

- Dépêchons-nous avant l'arrivée des gardes-chasse, aide moi à la porter dans la remorque, vite.

- Oh regarde trois œufs ! Je les prends aussi.

Et les plumes encore chaudes disparaissent, des mains brutales me saisissent et me transportèrent jusqu'à un plaid peu confortable. Je me mis à bouger et tressauter à chaque cahot, assourdi par un moteur bruyant.  A l'arrêt une cacophonie de cris joyeux éclata. Je ne reconnaissais aucun des sons environnants. J'attendis, longtemps. A la nuit tombante, je m'étais beaucoup refroidi quand je fus saisi par des mains impatientes. Je changeai de mains à plusieurs reprises sous des échanges houleux et vindicatifs. De ce que je compris, chacun voulait un œuf et il n'y en avait que trois ! Le ton montait quand je reconnus le bruit horrible d'une coquille qui se brise. Aussitôt un grand silence se fit. Nous n'étions plus que deux ! Plus rapide que les autres, celui qui me tenait, s'enfuit. Il sortit du village pour rejoindre une hutte à l'écart et m'y cacha dans un pot de terre.

Le lendemain, le calme étant revenu, mon propriétaire me perça délicatement de part et d'autre. Ce fut quand même très douloureux ! Il évacua mon contenu en soufflant, ce que je vécu comme un arrachement. Ensuite, sur plusieurs jours, il me peignit. Il prenait son temps, le pinceau me chatouillait agréablement. De temps en temps il me tournait sur un support pour pouvoir peindre sur toute la surface. Après un temps de séchage et une vérification accompagnée de petites retouches, il me vernit. Moins agréable que la peinture, en particulier à cause de l'odeur, cette étape me rendit brillant et plus solide ! Je fus à nouveau transporté dans un véhicule bruyant mais bien à l'abri dans un nid d'herbes sèches. Quels bruits assourdissants et effrayants une fois arrivé au marché où chacun vantait sa marchandise à grands cris y compris mon propre vendeur ! En milieu de matinée, je fus l'enjeu d'un marchandage serré et pourtant joyeux. Une fois les deux parties d'accord, je fus à nouveau transporté. Un long voyage cette fois-ci, camion, mis en caisse rembourrée et scellée. Je pris même l'avion et à nouveau un camion. Je fus déballé dans un endroit calme et frais et placé dans une vitrine. C'est ainsi que vous pouvez m'admirer derrière l'étiquette : Œuf d'autruche peint du Kalahari.

 

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  1. Mes souvenirs de Guignol

    31 mars 20252 minutes

    J'ai horreur du bruit, en particulier des foules de fans qui hurlent un prénom, à la frontière de l'hystérie ! Et cette répulsion n'est pas neuve. Je devais avoir quatre ou cinq ans quand je me suis retrouvée, assise sur un banc, dans un espace petit et clos, face à un théâtre de marionnettes où un Guignol grotesque ignorait, tout d'abord, les cris enfantins puis demandait leur répétition en jouant celui qui ne comprend pas. Il se retournait à contretemps et mettait, du coup, en doute la parole des jeunes spectateurs qui ne s'en époumonaient que plus fort ! Sûrement par mimétisme et prise dans l'ambiance, je devais unir ma voix à la cacophonie ambiante mais réellement je n'en gardais pas un bon souvenir ! Plus tard, j'évitais soigneusement ces lieux de perdition mais même à l'extérieur, dans le jardin du Luxembourg notamment,  la frénésie sonore m'effrayait. Et pourtant, j'ai eu l'occasion d'assister à un délicieux spectacle de marionnettes à fils, d'une grande poésie et d'un calme réconfortant. Il s'agissait d'une adaptation du voyage en quatre-vingt jours et les costumes exotiques des différentes contrées traversées étaient d'une grande beauté. Par ailleurs, pendant mes études à Lyon, patrie de Guignol, je suis allée voir, dans un petit théâtre au milieu des traboules,  une séance, destinée aux adultes, de ce héros mythique. Ici, pas de cris et une intrigue plus fine, politique en fait. Les railleries, pour initiés, visaient les élus et les notables lyonnais, un peu façon cabaret. Plus tard je suis devenue parent, mais je n'ai jamais amené mes enfants voir Guignol. Je ne m'en sentais pas le courage. Ils ont eu quelques occasions, avec une tante, lors d'une sortie avec le centre aéré. Ils sont revenus, à chaque fois, enchantés et semblaient convaincus qu'ils avaient effectivement aider Guignol à échapper au gendarme et à rosser Gnafron. Je n'ai pas démenti. Aujourd'hui, je suis grand-mère et, ne voilà-t-il pas que ma fille, suite à un empêchement de dernière minute,  me demande d'accompagner la sienne à un théâtre de marionnettes ! J'y suis allée. Guignol était remplacé par un ours en peluche qui avait volé du miel et était poursuivi par un apiculteur. Les enfants hurlaient pour indique à l'ours l'arrivée de l'ennemi, l'ours n'entendait pas, se retournait à contretemps...Universalité et intemporalité. Joie de ma petite-fille et sourire crispé de ma part… Tant pis pour mes autres petits-enfants, je n'y retournerai pas.

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  2. Un évènement inattendu en bord de mer

    22 mars 20255 minutes

    Mes amis avaient compris mon besoin de solitude et avaient gentiment mis à ma disposition leur appartement à Dahouët. Le voyage avait été long mais sans fatigue : autoroute jusqu'à Rennes puis voie rapide quasiment jusqu'au bout. Je n'avais commencé à me détendre qu'en empruntant les routes secondaires et j'avais ressenti, comme à chaque fois, une bouffée de joie en apercevant la mer ! Et pourtant elle était grise presque argentée, reflétant les nuées qui défilaient. On n'aurait pas cru que c'était l'été. Je me garais sur le port où quelques bateaux semblaient abandonnés. A marée basse, la plupart étaient en mer. Je montais rapidement mon sac à l'étage et le temps de faire un lit et de ranger mes affaires, j'aérais le petit appartement qui sentait le renfermé. Tout de suite l'air marin emplit l'espace. Quand je redescendis, le temps avait déjà changé. Un ciel bleu brillait dans les flaques résiduelles et les derniers nuages filaient vers Paris. Je partis à la découverte de ce village que je ne connaissais pas bien que je sois venue plusieurs fois. D'habitude, mes amis m'attendaient puis m'emmenaient en balades et finalement je n'avais jamais exploré les quelques rues qui se regroupaient à l'église. Je dépassés tout d'abord des commerces fermés : quelques boutiques de souvenirs ou de tee-shirt, plus loin une crêperie et un restaurant de fruits de mer fermés eux aussi. En s'éloignant du port, les rues devenaient étroites et tortueuses, elles étaient bordées de vieilles maisons basses et grises aux volets bleu et aux jardinières fleuries. Je dépassais la mairie-école silencieuse, les enfants devaient être en classe. Je découvris, au tournant suivant la place de l'église plantée de platanes bien verts, l'église en pierres sombres étaient précédée d'un calvaire très ruiné. Une épicerie -boulangerie était grande ouverte et quelques femmes discutaient devant la porte. A l'autre bout de la place, on devinait un café, lui aussi ouvert et, du moins je le supposais, plutôt réservé aux hommes. J'entrais dans le magasin en saluant les femmes qui me sourire en retour mais sans interrompre leur conversation. Il s'agissait d'une affaire d'importance : la fête du jumelage ! Les irlandais étaient attendus de pied ferme. Je compris que les festivités commenceraient le soir même par une grande soirée à la salle des fêtes avec repas, danses bretonnes et irlandaises, chants en gaëliques préparés par les enfants. Le lendemain un défilé de chars était prévu et les forains seraient arrivés. A la caisse, tout en calculant combien je lui devais, la commerçante m'invita à la soirée : entrée quinze euros. J'hésitais un peu, j'étais venue pour être au calme mais le groupe de femmes insista : qui vantant son far aux pruneaux inégalable, qui mettant en avant la variété et l'authenticité des danses qui seraient présentées. "Rien à voir avec les gavottes pour touristes" m'assurait-on. Le soir venu, je me dirigeais donc vers la salle des fêtes, construite à l'écart du village mais accessible à pied. Deux cars décorés de trèfles occupaient la moitié du parking. Une musique celtique d'échappait à chaque ouverture de la porte. C'est un irlandais avec un fort accent qui vérifia mon billet et un charmant leprechaun d'une huitaine d'années me conduisit à une table où, visiblement, les autres convives, moitié irlandais, moitié locaux, avaient déjà commencer à fêter leurs retrouvailles. Un verre de cidre me fut tendu et un "slainte" jovial adressé. Arrivée délibérément en retard, je constatais que j'avais bien calculé : les inévitables discours étaient effectivement déjà prononcés. Alors que des bénévoles, tous habillés de vert, distribuaient des galettes à la coquilles Saint Jacques, les enfants envahissaient la scène. Tous en habits traditionnels aux broderies dorées et, pour les filles : des coiffes en dentelles, pour les garçons : le fameux chapeau rond. Avec l'accompagnement d'un biniou et d'une cornemuse, ils entonnèrent des chants populaires, bretons, dont l'assemblée reprenait les refrains. Mon voisin s'aperçut que je ne chantais pas et me tendit son téléphone où les paroles étaient affichées. Je souris et fis de mon mieux. Ensuite, les enfants irlandais montèrent sur scène à leur tour, eux étaient accompagnés d'un violon et d'une flûte aigüe et danser à toute vitesse. Le brouhaha sonore atteignait un niveau élevé surtout avec l'acoustique habituel des salles de fêtes ! On nous avait servi d'autres galettes et une part de far breton aussi excellent que l'avait annoncé la femme de l'épicerie. Un animateur nous avait incité à sortir de table pour aller chercher nous-mêmes un café ou autre boisson chaude et pendant ce temps, avec une grande efficacité, les tables et les chaise avaient été déplacées pour dégager un bel espace central. Un orchestre, formé de musiciens amateurs tant bretons qu'irlandais s'était mis en place et accordait ses instruments. J'étais allée faire la queue aux toilettes et quand je revins, l'atmosphère avait radicalement changé. Les musiciens se regardaient sans savoir que faire, quelques organisateurs allaient de groupe en groupe répandant le silence sur leur passage. Un mouvement relativement calme s'organisa vers les sorties de secours. Le maire, facilement reconnaissable à son écharpe tricolore restait, stoïque et inquiet. En me retournant, je vis les gestes frénétiques des derniers invités m'invitant à les rejoindre. Je réalisais que nous n'étions plus qu'une quinzaine dans la salle. Au premier pas que je fis dans leur direction, un bruit terrible m'arrêta net, pétrifié de surprise. Un groupe armé, cagoulé, casques en plexiglass sur la tête et bouclier anti-émeute à la main envahissaient la piste de danse. Il en venait de partout : l'entrée, les issues de secours, les toilettes, les coulisses. Derrière la première ligne, des snipers visaient chacun  des individus encore présents. Une sinistre pastille rouge dansait sur mon torse. Un homme se mit à crier des ordres mais la panique m'empêchait d'en comprendre le sens. Ce qui était impressionnant c'était le silence et l'immobilisme de tout un chacun. Comme les autres, je n'osais pas bouger ne serait-ce que pour lever les bras. Un militaire m'attrapa et me tira à l'extérieur, apparemment le traitement était le même pour tout le monde. La fraicheur de la nuit dissipa en partie ma stupeur et je me mis à trembler violemment. J'entendais bien qu'on me demandait de décliner mon identité mais je ne réussissais pas à prononcer le moindre mot. Des équipes habillés de blanc désossaient littéralement les cars, d'autres entraient et sortaient de la salle. Des maîtres chiens quadrillaient le terrain avec  leur bête. Les policiers en tenue, triaient les civils, je me demandais où j'avais bien pu tomber et comment j'allais pouvoir expliquer ma présence.

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  3. Une voile blanche sur la mer

    17 mars 20252 minutes

    L'horizon, ligne bleue infinie, frontière entre le ciel, porteur d'imagination et de rêves inaboutis qui s'effilochent en nuages vaporeux, et la mer, surface plane et lisse qui cache des profondeurs obscures et cauchemardesques. Sous la chaleur d'un mois d'août de vacance et sur un sable doré de promesses , je laisse mon esprit et mon regard dériver. A marée haute, pas le moindre rocher pour y accrocher une idée ou ne serait-ce qu'une phrase. A la limite de la conscience, des images floues et sans logiques émergent et se dissolvent comme des brumes de chaleur, évanescentes. Et puis, une voile blanche sur la mer. Un triangle net, comme un accroc dans l'azur. D'ici, on ne voit pas la coque et on distingue à peine le mât, l'impression d'une fenêtre s'accentue. Maintenant je suis de l'autre côté. Je vois au loin une plage de sable blond au pied d'une falaise abrupte menaçante et, sur cette plage, encore ensoleillée, une petite silhouette s'est redressée et a porté sa main en visière et m'observe. Je me demande si je peux retourner sur la plage car j'y étais, non ? Il me semble sentir encore la caresse du soleil et les effluves marins, entendre encore le crissement des grains de sable et de quelques coquillages sous mes pieds. Je me retourne et constate que je suis sur un petit voilier au milieu de la mer et à l'horizon, à nouveau, un triangle blanc se détache. Je plisse les yeux pour essayer de mieux distinguer ce triangle. Je jette un coup d'œil derrière mon épaule et je vois toujours la plage au loin alors que de l'autre côté, à travers le triangle, je devine un port de pêche bruyant et animé ! A nouveau, par je ne sais quel moyen mystérieux, je me retrouve de l'autre côté du deuxième triangle, au milieu d'une foule de pêcheurs et de touristes joyeux qui échangent des propos enjoués sur la météo et les poissons proposés. Je m'éloigne, perplexe, La rue qui s'éloigne du port monte en pente douce et quand je suis parvenue au-dessus du toit des maisons, je regarde avec un zeste d'inquiétude vers la mer, l'horizon et de possibles triangles blancs. Mais je ne vois que les derniers chalutiers qui rentrent au port et quelques voiliers de plaisance avec, certes, des voiles plus ou moins triangulaires et des spis colorés mais plus du tout ces impressions de fenêtres ! Déjà les images et les sensations liées à la plage dorée et le passage rapide sur un bateau en pleine mer s'estompent… Serait-ce un début d'insolation ?

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  4. Mon premier livre

    10 mars 20253 minutes

    Je ne trouvais   pas ça juste ! Les autres, les adultes, savaient ce qui était écrit sur les enseignes et les panneaux et pas moi ! Je le ressentais comme une exclusion. Aussi quand mon arrière grand-mère proposa de m'apprendre à lire, je fus enthousiaste. Tous les soirs, en rentrant de l'école, après mon goûter, j'installais les deux chaises côte à côte, j'ouvrais le livre à la bonne page et j'attendais, impatiente, de savoir quel trésor je découvrirais aujourd'hui. Le "p" : la pipe de papa, pa, pe, pi, po,pu et peu à peu je sus lire ! Et je ne m'arrêtais plus : les réclames, les affiches, les tickets de caisse, les nombreuses publicités glissées dans les boites aux lettres... Quelle difficulté j'ai eu à déchiffrer puis à comprendre l'enseigne "Coop". Le concept de magasin coopératif était un peu compliqué.  Et la surprise de découvrir dans les tunnels du métro la litanie "Dubo", "Dubon", "Dubonnet" ! A l'époque il m'était plus facile de lire à voix haute au grand amusement des autres passagers. Pour les livres, j'ai lu tout ceux que l'on me prêtait. Chez ma grand-mère je dévorais les aventures des petites filles modèles Camille et Madeleine et les malheurs de Sophie et tout ce petit monde où les bons et les méchants sont si facilement identifiables et où la morale est claire ! Comme je lisais vraiment beaucoup, je me mis à fréquenter la bibliothèque municipale et devint adepte des collections de la bibliothèque rose et  rouge et or. Tous ces livres m'étaient prêtés et une fois lus, je les restituais.  C'est donc assez tard que je reçus mon premier livre. Par une jeudi pluvieux où la bibliothèque était fermée pour cause d'inventaire, maman m'offrit un de ses livres d'enfant. Le livre était imprimé dans une édition vieillotte, brochée de la collection Marjolaine. Une farandole d'enfants habillés comme dans les années trente, est dessinée sur la première et quatrième page de couverture. "On demande une maman" de Colin Shepherd. Le papier n'est pas tout à fait blanc et la page 24 était déchirée. Il manquait plusieurs mots. Cela n'empêchait pas de comprendre l'histoire mais on ne pouvait pas savoir si l'on avait deviné les mots exacts. Je l'ai lu et relu; J'ai eu peur à chaque fois que la petite Sylvia allait chercher du lait à la cave et casser un bocal de tomates, je me suis indignée à chaque fois que son origine italienne décourageait ce couple bien pensant de l'adopter. J'ai été ému aux larmes à chaque fois que sa future maman découvre le misérable cadeau de la fillette : des noyaux de pruneaux soigneusement sucés et délicatement disposés en spirale ! Plus tard je l'ai lu à mes enfants et, si le contexte avait vieilli, l'émotion restait intacte. J'attends avec impatience de le faire découvrir à mes petits-enfants !

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  5. Vocation

    15 février 20252 minutes

    Chez nous, on ne lisait pas de journaux, perte de temps, perte d'argent ! La radio le matin, ça suffit bien. Nous habitions à la lisière du bourg et nous nous considérions comme des villageois, instruits. Mon père était maçon, il travaillait avec deux apprentis et avait la fierté du travail bien fait. Ma mère tenait la maison et la comptabilité et n'avait pas une minute, ni pour elle, ni pour moi. Mes camarades de classes étaient comme moi, fils de paysans ou d'artisans, tous aidaient  le soir après l'école, aucun de nous ne lisait beaucoup ! Quand la grande usine de yaourts s'est installée, beaucoup de choses ont changé. De nouvelles familles sont venues et un café "rouge" a ouvert ses portes, il vendait "l'humanité" et était très fréquenté par une partie des ouvriers. En réaction, le café historique, qui vendait aussi de l'épicerie, de la mercerie, de l'essence et un peu de tout en fait, a ajouté un rayon presse. Comme sa clientèle était plutôt les "vrais" villageois et les cadres de l'entreprise laitière, il proposait "le Monde" tout gris et surtout l'hebdomadaire "Détective" aux unes illustrées et racoleuses. Toutes les semaines, je quittais la maison plus tôt et modifiais mon itinéraire pour passer devant ce fameux café avant de rejoindre l'école où mes camarades attendaient avec impatience que je leur révèle les titres : crimes crapuleux ou drames passionnels,  cambriolages épiques ou corses-poursuites périlleuses ! Parfois, je réussissais à récupérer un invendu et je le lisais, le relisais. J'imaginais la résolution des affaires, je me projetais dans les milieux décrits avec exagération, tantôt celui des bas fonds, tantôt celui des célébrités et je progressais nettement en français ! Même si ces publications n'ont toujours pas bonne presse , je leur suis reconnaissant d'avoir nourri mon imaginaire et d'être à l'origine de ma vocation d'écrivain désormais consacré par le prix Goncourt de cette année.

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