Objets trouvés
19 novembre 20115 minutes
Objets trouvés
19 novembre 20115 minutes
Dans la salle triste aux murs gris et sales, un jour parcimonieux entre par des vasistas noircis de pollution. De vieux bancs en bois courent le long de trois des côtés, y compris de part et d'autre de la porte d'entrée, vert passé. Sur le quatrième côté, une grille sévère encadre trois guichets vieillots équipés d'hygiaphone. On pense à l'Europe de l'Est, ou au roman d'Orwell « 1984 ». Mais pas du tout, c'est à Paris, de nos jours : bienvenue aux objets trouvés !
Incongru, un distributeur de tickets d'attente, rouge vif et flambant neuf, est scellé au milieu de la pièce. L'écran à led au-dessus des guichets indique que l'on sert le numéro quatre-vingt quatorze. Quatre personnes attendent leur tour pendant qu'un vieux monsieur bossu, engoncé dans un manteau de lainage brun signe laborieusement un reçu et s'éloigne, enfin, d'un pas hésitant, en serrant contre lui un appareil photo antique, encore étiqueté par l'administration. Soudain, la porte s'ouvre et une jeune femme d'une trentaine d'années, fine et élancée, les cheveux châtain mais dont les racines révèlent la blondeur initiale, entre en souriant. Elle apporte un souffle frais et parfumé. Curieusement la salle semble plus gaie. L'employé derrière son guichet s'est redressé et a esquissé un sourire. Le numéro quatre-vingt quinze s'est retourné pour voir à qui souriait son interlocuteur, mais, lui, est resté de marbre et a jeté agressivement : « Alors, ma sacoche, vous l'avez, ou vous l'avez pas ? ». Le fonctionnaire a repris son formulaire et ses questions. Le couple quatre-vingt seize a salué la nouvelle venue par « Il faut prendre un ticket, mademoiselle. », plutôt aimable. Le quatre-vingt dix-sept est un jeune homme nerveux, grand, brun et frisé. Un italien peut-être. Il veut tendre le ticket quatre-vingt dix-huit à la jeune femme, mais il s'y prend mal, et le distributeur s'ouvre libérant un long serpentin bleu clair tacheté de chiffres noirs. Le couple recule vers le mur. L'employé se lève, fronce les sourcils, mais on voit bien que ça l'amuse. Le jeune homme reste abasourdi, les mains vides. La jeune fille éclate d'un rire cristallin, se baisse pour ramasser l'extrémité du rouleau et commence à rembobiner les tickets. Pour dissiper la gène du malchanceux, elle s'adresse à lui. Sa voix est douce, musicale.
- Merci pour l'intention, ces distributeurs ne sont vraiment pas pratiques. Cela m'est arrivé aussi, à la poissonnerie, le mois dernier.
Le jeune homme reprend quelques couleurs mais sa voix n'est pas très assurée quand il parle enfin.
- Euh, moi c'est la première fois..., je n'imaginais pas…
Et il laisse sa phrase en suspend.
- Au fait, je m'appelle Claire, j'ai oublié mon sac dans le bus cent quatre-vingt neuf, hier. J'ai tous mes papiers dedans, j'espère vraiment le retrouver. Et vous ?
- Euh, moi c'est Marc,...J'ai aussi perdu un sac, mais heureusement, mes papiers, je les ai toujours sur moi, répond-il en tapotant la poche arrière de son jean noir.
Claire qui porte une robe fluide bleu turquoise sans la moindre poche, et par-dessus un châle couleur d'eau, enchaîne :
- Je n'ai presque jamais de poches, et quand j'en ai, elles sont vides. Aujourd'hui j'ai dû ressortir un vieux sac oublié !
Effectivement, elle porte un sac en bandoulière, démodé et plutôt plat. Mis en confiance par la gentille exubérance de son interlocutrice, Marc se détend et explique :
- Je voudrais bien retrouver mon sac parce que c'est mon frère qui me l'a offert... et aussi… il contient... quelques notes auxquelles je tiens.
Au fur et à mesure de sa phrase, il perd son assurance et baisse le ton, il rougit légèrement. Claire imagine immédiatement une lettre d'amour, mais elle est loin du compte ! Comme elle n'aime pas attendre et qu'elle est bavarde, elle entretient la conversation. Ce jeune homme lui plait bien et justement elle n'a pas de petit ami attitré en ce moment. Alors, pour tirer les choses au clair, et puis sa nature est de foncer, elle interroge carrément :
- Ces notes, c'est une lettre ?
Marc semble déconcerté.
- Une lettre ? Non, pas du tout. Je m'étais assis dans le parc Montsouris car je sentais l'inspiration venir et j'avais noté l'ébauche d'une chanson, sur l'amitié enfantine.
Son débit se ralentit et ses yeux deviennent rêveurs. Claire jurerait qu'il essaie de se souvenir de ce début de chanson. La perte de ses papiers lui semble pusillanime en regard. Elle pourra toujours les faire refaire, mais l'inspiration, c'est autre chose. Ils sont interrompus par le numéro quatre-vingt quinze qui s'énerve : « Comment ça, vous ne l'avez pas ? Mais cherchez mieux, mon vieux ! J'en ai besoin ! C'est important ! ». La réponse ne passe pas la barrière de l'hygiaphone mais visiblement elle ne convient pas. L'homme baisse la voix mais ses intonations sont menaçantes.
Derrière la grille, une porte s'ouvre, une femme d'une cinquantaine d'années, à l'air fatigué, s'installe à un autre guichet. Lentement elle déplace les objets devant elle. Elle soupire. Lentement elle allume l'ordinateur (on entend le ventilateur ronronner). Elle soupire à nouveau et regarde la grosse horloge murale. Elle a posé sa main sur la pancarte fermée et suit la progression de la trotteuse. Pile au moment où l'aiguille passe le cap du douze, indiquant à la seconde près dix heures trente, elle retire la pancarte et appuie sur un bouton. L'écran indique quatre-vingt seize. Le couple se précipite comme s'il craignait de perdre sa place. Ils se bousculent l'un l'autre, parlent en même temps en se contredisant. Marc et Claire échangent un regard complice et amusé. Le quatre-vingt quinze passe entre eux, un formulaire à la main, pas content du tout. Marc, quatre-vingt dix-sept, s'éloigne à regret de Claire pour expliquer son cas.